Le tribunal de Paris a condamné l’Etat à verser 100 000 euros aux proches d’Isabelle Thomas et de ses deux parents, assassinés à Grande-Synthe en 2014, par l’ex-compagnon de cette professeure de mathématiques.

Par Yann Bouchez Publié le 20 avril 2020 à 18h18 – Mis à jour le 21 avril 2020 à 07h37

La décision, rarissime, conclut plusieurs années de combat judiciaire. Le 16 mars, le tribunal de Paris a condamné l’Etat à verser 100 000 euros aux proches d’Isabelle Thomas et de ses deux parents, assassinés à Grande-Synthe (Nord), le 4 août 2014, par l’ex-compagnon de cette professeure de mathématiques. Le jugement, révélé par l’Agence France Presse et que Le Monde a pu consulter, n’est pas encore définitif.

« C’est la victoire de femmes courageuses, innovantes, de beaucoup de travail et de volonté, et aussi celle de l’indépendance de la justice, a salué Me Isabelle Steyer, qui avait assigné l’Etat en novembre 2018 aux côtés de Cathy Thomas, la sœur d’Isabelle. C’est un cri pour que l’on réalise que, lorsqu’une femme ouvre les portes d’un commissariat, il faut l’entendre et prendre sa plainte. »

L’histoire d’Isabelle Thomas est celle d’un drame annoncé. Le 27 juin 2014, l’enseignante, âgée de 49 ans, porte plainte contre son ex-compagnon, Patrick Lemoine, qu’elle a rencontré deux ans plus tôt. Au commissariat de Condé-sur-l’Escaut (Nord), elle raconte les violences psychologiques, l’emprise subie, mais aussi comment, deux jours plus tôt, il l’a étranglée, tirée par les cheveux et frappée dans le bas du ventre. Ses nombreux bleus attestent de la violence des coups ; elle se voit prescrire sept jours d’incapacité totale de travail (ITT). Placé en garde à vue le lendemain, M. Lemoine dira, devant le juge des libertés et de la détention : « Sur les faits, c’est vrai, j’ai agi, mais ce n’est pas pour rien. » Il est placé sous contrôle judiciaire avec interdiction de rencontrer sa compagne, dans l’attente d’un procès le 13 août.

« Négligence fautive »

Une condition qu’il ne respecte pas. Dès le 10 juillet, Isabelle Thomas se rend au commissariat de Valenciennes (Nord). Elle explique que Patrick Lemoine l’a suivie dans la rue, l’a saisie par le bras, et l’a menacée devant chez son avocate, qui a appelé le parquet de Valenciennes. Le 23 juillet, l’enseignante dépose une main courante, cette fois à Dunkerque, dans laquelle elle indique que son ex-compagnon la suit régulièrement en voiture et lui dit qu’il ne la quittera jamais. Convoqué au commissariat, Patrick Lemoine ne s’y présente pas. Le 4 août, après une course-poursuite dans les rues de Grande-Synthe, il immobilise la voiture dans laquelle se trouvent Isabelle Thomas et ses parents. Il tire, et tue les trois occupants. Interpellé quelques jours plus tard, M. Lemoine s’est pendu en détention, entraînant ainsi l’extinction de l’action publique.

Me Steyer dénonçait « trois fautes lourdes » : celle de la mise en place du contrôle judiciaire, inadaptée, celle de l’inaction face aux violations répétées du contrôle judiciaire, et celle des « carences » des services de police, appelés le jour de l’assassinat. Les juges n’ont retenu que le second grief, écartant les deux autres.

« Bien qu’il ne soit pas démontré qu’une enquête plus rapide aurait pu modifier le cours des événements, (…) les services de police n’ont effectivement pas tout mis en œuvre pour retrouver l’auteur des faits, et cette négligence fautive a conduit à la perte d’une chance de faire révoquer le contrôle judiciaire, estime le tribunal. (…) Cette faute des services de police a ainsi mis Patrick Lemoine en position de commettre les trois assassinats. »Article réservé à nos abonnés Lire aussi  Féminicides : ces proches qui attaquent l’Etat en justice

Jusqu’à présent, seuls deux cas avaient abouti à des condamnations similaires, dans le cadre d’homicides conjugaux. En mai 2014, les juges avaient condamné l’Etat à verser 150 000 euros de dommages et intérêts à la famille d’Audrey Vella, poignardée à mort en 2007 par son ex-compagnon, alors qu’elle avait alerté à de nombreuses reprises la gendarmerie. En janvier 2017, l’enfant mineur d’une femme tuée par son ancien compagnon avait obtenu 54 000 euros.

Rares sont les proches de victimes de féminicides à engager des actions contre l’Etat. Début février, juste avant l’audience devant le tribunal judiciaire de Paris, Cathy Thomas expliquait sa démarche comme une évidence : « Ne rien faire, ce serait comme s’ils étaient morts pour rien. » Saluant « cette victoire judiciaire », la présidente de l’Union nationale des familles de féminicide, Sandrine Bouchait, voit dans la décision du tribunal de Paris « une reconnaissance et la prise en compte de la douleur des victimes ».

Pour Me Steyer, le cas d’Isabelle Thomas « soulève le problème de l’effectivité du droit. Nous avons un droit qui n’est pas appliqué. Là, ça montre que le droit doit être appliqué. »L’enquête du « Monde » sur les féminicides en France

Depuis le mois de mars 2019, et pour une année complète, une équipe d’une dizaine de journalistes du Monde est mobilisée pour enquêter sur les féminicides, ou meurtres conjugaux, commis en France. Il s’agit de documenter, de la façon la plus détaillée possible, comment et pourquoi plusieurs dizaines de femmes meurent, tous les ans, en France, tuées par leurs conjoints.

Pour analyser en profondeur la situation et contribuer à la prise de conscience de sa gravité, nous avons choisi d’enquêter sur les 120 féminicides identifiés pendant l’année 2018. Dossier par dossier, nos journalistes tentent de reconstituer les faits, les histoires, les itinéraires, et surtout cherchent ce qui n’a pas été fait, ou ce qui aurait pu être fait, par la police, la justice, les services sociaux, afin de prévenir ces meurtres. Avec une conviction : une grande partie de ces féminicides pourrait être évitée, si la société française s’en donnait les moyens.

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